Qu’est-ce qui pourrait arriver de pire ? Défauts et taux de recouvrement dans la dette privée
Avec le début de la hausse des taux et la convergence de facteurs défavorables en 2022, le niveau de détresse financière sur les marchés des titres à haut rendement (HY) et des leveraged loans (LL) a fortement augmenté, passant respectivement de 2 % à 9 %, pour rester élevé en début 20231. Toutefois, sur ces deux marchés, la détresse se définit en fonction des volumes de transactions plutôt que des fondamentaux2. ;En effet, malgré des niveaux de détresse croissants exprimés par les mouvements du marché, on n’observe pas encore de difficultés opérationnelles généralisées ou de dégradation des fondamentaux parmi les emprunteurs3. ;C’est notamment le cas des entreprises financées par le capital-investissement, dont beaucoup se tournent vers la dette privée comme alternative aux marchés syndiqués. Les défauts restent peu nombreux en valeur absolue, qu’il s’agisse du HY ou des LL, ou encore de la dette privée ; toutefois, l’impact de la hausse des charges d’intérêt associé aux engagements à taux variable – dont une grande partie n’a pas été couverte – devrait avoir des répercussions sur les emprunteurs les plus endettés en 2023.
Les perspectives de défaut des titres HY sont largement optimistes4, car la qualité du crédit sur le marché HY s’est améliorée ces dernières années et de nombreux emprunteurs ont tiré parti des taux d’intérêt bas pour se refinancer et allonger la durée de leurs emprunts. En ce qui concerne les leveraged loans, la qualité du crédit et les clauses de protection se sont dégradées ces dernières années5, ce qui pourrait laisser présager de niveaux de détresse et de défaut plus élevés en cas de persistance des vents contraires. Le marché de la dette privée est plus opaque et composé d’emprunteurs de plus petite taille et en moyenne moins bien notés, ce qui peut faire craindre un risque de défaut plus élevé, mais, sur ce marché, la stratégie peut s’appuyer sur des clauses restrictives plus strictes et des rapports plus étroits entre les emprunteurs et les prêteurs. Ces avantages se sont manifestés au plus fort de la pandémie, quand la dette privée a affiché un taux de défaut inférieur à celui des leveraged loans, les emprunteurs et les prêteurs ayant collaboré pour, ensemble, trouver des solutions ; toutefois, la pandémie fut un choc exogène sur le marché, lequel pourrait se comporter différemment en cas de cycle baissier prolongé6. Ainsi, tandis que la dette privée suscite un intérêt de plus en plus marqué, nous pensons qu’il est important de rappeler que ce marché est fortement idiosyncrasique et qu’il se caractérise par une grande dispersion en termes de positionnement, de documentation et d’expertise, ce qui peut avoir un impact sur les performances des différents portefeuilles en cas de cycle baissier.
Taux passés de défaut et de recouvrement
Si les données sur la dette privée sont rares, les marchés du HY et des LL peuvent donner des indications sur ce qui pourrait se passer en cas de récession. Les prêts directs dans le domaine de la dette privée sont orientés vers les sponsors financiers et l’activité de transaction. Les prêts accordés dans le cadre d’opérations de LBO présentent des taux de défaut similaires à ceux des prêts accordés à d’autres fins, mais mettent plus de temps à faire défaut7, sans doute parce que les actionnaires du capital-investissement sont en mesure d’aider les entreprises à faire face aux vents contraires et de leur injecter des capitaux supplémentaires en cas de difficultés.
Point important, lors de l’évaluation des positions individuelles, un niveau d’endettement plus élevé ne se traduit pas nécessairement par un taux de défaut plus important. Ainsi, lorsque les taux ont baissé au cours de la dernière décennie, les défauts sont restés peu nombreux alors même que les niveaux d’endettement augmentaient. Le principal indicateur du risque de défaut est plutôt la capacité de l’emprunteur à assurer en permanence le service de sa dette. Cette capacité se calculée à l’aide du ratio de couverture des intérêts. Pour les emprunteurs dont la couverture des intérêts est au moins égale à 3 x, le taux de défaut à long terme est d’environ 2 % ; les défauts augmentent à plus de 5 % lorsque la couverture des intérêts est de 2 à 3 x, puis dépassent 11 % pour les emprunteurs dont la couverture des intérêts est inférieure à 2 x. Cette distinction est particulièrement pertinente à l’heure actuelle, car l’augmentation de la charge d’intérêts pour les emprunteurs à taux variable pèse sur les ratios de couverture tandis que les marges sont également susceptibles d’être affectées par la tendance à la hausse du coût des intrants et de la main-d’œuvre, qu’il est de plus en plus difficile de répercuter sur les clients8.
Le ratio moyen de couverture des intérêts pour les nouvelles émissions de LL est encore de l’ordre de 3 x, mais il y a de grandes variations entre les emprunteurs et les ratios de couverture peuvent évoluer rapidement avec la hausse des taux et la présence croissante de réintégrations dans les souscriptions initiales. Les créanciers privés bénéficient souvent de clauses restrictives financières, qui permettent d’intervenir rapidement lorsque les flux de trésorerie présentent des signes de détérioration. Toutefois, dans de nombreux cas, les prêteurs doivent être encore plus proactifs et surveiller en permanence les finances de l’emprunteur de manière à avoir une vue d’ensemble et à détecter d’éventuels dysfonctionnements qui ne sont pas formellement couverts par une clause restrictive.
Historiquement, le taux de recouvrement des prêts d’emprunteurs en défaut se situe en moyenne autour de 70 % de la valeur nominale ; le taux de recouvrement des leveraged loans se situe légèrement en dessous, à environ 60 %, tandis que celui de la dette subordonnée est généralement de l’ordre de 40 %. Si l’on considère l’ensemble des marchés de dette, les taux de recouvrement ont eu tendance à diminuer ces dernières années sous l’effet d’une combinaison de facteurs structurels. Un de ces facteurs est que les loans bancaires actuels sont assortis de marges de sécurité (dettes subordonnées destinées à absorber les pertes) plus faibles que par le passé (26 % contre 43 %)9. Un autre facteur est la multiplication des loans « à clauses allégées » (sans clauses restrictives financières), qui sont devenues l’option de facto sur le marché des LL.
Il y a quelques dizaines d’années, seuls les emprunteurs de la plus haute qualité pouvaient négocier des clauses allégées, alors qu’au cours des trois à cinq dernières années, les emprunteurs de moindre qualité ont bénéficié de conditions plus souples, tout en contractant moins de dettes subordonnées. Si les plus grandes transactions de dette privée tendent également à être assorties de clauses allégées, les transactions du marché intermédiaire sont souvent assorties de clauses restrictives financières qui offrent des possibilités de recours plus rapides. En outre, l’absence de syndication et le renforcement de la documentation dans les transactions de dette privée permettent souvent aux prêteurs d’intervenir plus rapidement en cas de tensions imminentes, même en l’absence de violation d’une clause restrictive. Enfin, en règle générale, les contrats de dette privée ont tendance à inclure des garanties et des provisions sur mesure que l’on ne retrouve pas sur le marché du HY ou des LL, qui s’appuient sur des contrats plus standardisés afin de faciliter la syndication.
Considérations sur le marché actuel
La composition sectorielle du marché de la dette est sensiblement différente de celle des récessions précédentes, ce qui a des conséquences sur les analyses historiques. Les télécommunications, par exemple, affichent souvent parmi les taux de recouvrement les plus bas dans les ensembles de données historiques en raison des difficultés rencontrées lors du krach de 2001. Les services aux collectivités, en revanche, présentent les taux de recouvrement les plus élevés, ce qui est assez logique compte tenu de leur cadre réglementaire et de l’intensité des actifs. Si le rang élevé de la dette constitue toujours un atout pour maximiser les recouvrements, nous pensons qu’il est particulièrement important dans ces secteurs riches en actifs. Le secteur du pétrole et du gaz est un autre secteur à forte intensité d’actifs qui est souvent l’un des premiers concernés lors des cycles de défaut, mais le contexte macroéconomique du cycle actuel rend les problèmes dans ce secteur un peu moins probables10.
Dans le contexte actuel, l’accent est davantage mis sur les entreprises avec peu d’actifs et notamment les logiciels, qui ont été au cœur des stratégies de buyout et qui présentent une plus forte concentration de prêts plus risqués. De nombreux prêts accordés à ces entreprises ont été souscrits sur la base de revenus récurrents, lesquels diffèrent considérablement des flux de trésorerie. Nous pensons que la qualité de la souscription dans ces opérations sera importante à mesure que l’environnement opérationnel deviendra plus difficile et que les sociétés de logiciels critiques pour les entreprises et disposant de bases contractuelles diversifiées sont particulièrement bien positionnées. Ces entreprises ont globalement bien résisté dans le contexte opérationnel actuel, mais pour celles qui sont en difficulté, il y a souvent peu d’actifs tangibles sur lesquels s’appuyer pour un recouvrement. La santé est un autre domaine qui a fait l’objet d’une hausse des investissements du marché privé. Souvent perçus comme essentiels, de nombreux secteurs de la santé prisés par les investisseurs appartiennent à des catégories plus discrétionnaires, susceptibles d’être mises à mal en cas de ralentissement économique ou de pressions inflationnistes.
L’univers des « maillons faibles » des leveraged loans (c’est-à-dire les émetteurs dont la notation est égale ou inférieure à B- et dont les perspectives sont négatives) a augmenté de 49 % entre juin 2022 et janvier 2023, les logiciels et la santé représentant les catégories les plus importantes de cet univers11. En ce qui concerne la dette privée, environ un quart de celle-ci est allouée à des entreprises du secteur des logiciels, qui est le plus représenté et 13 % à celui de la santé. L’emprunteur privé moyen dans ces deux secteurs a désormais un ratio de couverture des intérêts inférieur à 2x, soit le niveau à partir duquel les défauts commencent à augmenter de manière significative12.
Les situations de détresse ne se valent pas toutes
Dans le marché des LL, les émetteurs peuvent se retrouver sur la « liste de surveillance des restructurations » pour de nombreuses raisons. Certains événements, tels que les mises en garde sur la « continuité de l’exploitation » ou les paiements manqués, constituent des signaux d’alerte explicites. D’autres portent sur des décisions de notation ou de dégradation qui, bien qu’elles ne soient pas idéales, n’indiquent pas nécessairement l’existence de problèmes opérationnels graves ; d’autre part, la détresse opérationnelle peut souvent survenir avant qu’un emprunteur ne soit officiellement mis sous surveillance, ce qui peut rendre l’évaluation difficile pour ceux qui ne sont pas en contact direct avec l’équipe dirigeante. Dans le domaine de la dette privée, l’étroitesse de la relation entre l’emprunteur et le prêteur et les protections structurelles intégrées permettent aux deux parties d’être proactives dans la résolution à un stade précoce d’éventuels problèmes, ce qui se traduit par des défauts et des restructurations plus sélectifs13.
Si un investissement commence à s’essouffler et qu’un dirigeant doit engager une restructuration ou un sauvetage, les investisseurs en dette privée ont l’avantage de pouvoir s’appuyer sur les fondamentaux pour détecter les signes avant-coureurs et d’être proactifs afin d’éviter un défaut, les contrats de prêt comprenant souvent des dispositions relatives à l’obligation d’informer. Les solutions sont généralement plus faciles à déployer dans le domaine de la dette privée, car le nombre de prêteurs est souvent assez limité, quand il n’est pas unique, à la différence des transactions qui s’effectuent par l’intermédiaire d’un syndicat qui peut avoir vendu d’autres positions sur le marché secondaire. La capacité à sortir rapidement d’une situation difficile est importante, car les restructurations plus rapides ont tendance à profiter aux prêteurs14.
Les sociétés de dette privée et les sociétés soutenues par des sponsors se sont montrées disposées à injecter des capitaux supplémentaires, d’autant que l’apport moyen en fonds propres a augmenté pour atteindre près de 50 %. En effet, les ressources à la disposition d’un gérant de dette privée sont primordiales dans une situation de restructuration, le capital supplémentaire étant la ressource la plus critique. Les prêteurs de dimensions importantes, avec des capitaux disponibles bien gérés, peuvent aider les entreprises à surmonter les situations de détresse en travaillant avec les sponsors pour injecter des capitaux de manière flexible et opportune, si et quand nécessaire.
Il arrive que les prêteurs deviennent les actionnaires d’une entreprise à la suite d’un défaut ; dans ce cas, l’ensemble des compétences requises pour maximiser la valeur devient très différent de celui qui était nécessaire au moment de l’octroi du prêt d’origine. Ainsi, les gérants qui disposent d’équipes internes de capital-investissement, d’une expertise sectorielle approfondie, de juristes très expérimentés ou de relations solides dans l’ensemble du secteur peuvent déployer ces ressources afin de maximiser le recouvrement de la valeur. Près des deux tiers des prêteurs comptent sur l’équipe d’investissement initiale pour gérer les situations de restructuration, mais une équipe et des ressources dédiées aux restructurations peuvent souvent offrir un meilleur cadre pour parvenir à un dénouement positif15. Une approche hybride des opérations de restructuration, dans lesquelles l’équipe chargée de l’opération initiale reste étroitement impliquée tandis que le groupe responsable de la restructuration aide à structurer et à aligner les intérêts, peut souvent déboucher sur un résultat optimal tout en contribuant à remédier à la nature parfois litigieuse et conflictuelle de ces situations.
Lorsqu’ils tentent de restructurer et de modifier la trajectoire d’une entreprise, les prêteurs ont pour priorité de protéger le principal de leur investissement en veillant à en préserver la valeur. Les opérations peuvent être structurées de multiples façons afin d’offrir un potentiel haussier, notamment par la révision des prix en vue d’améliorer le rendement, par l’allongement de la duration ou par l’ajout de warrants ou d’autres actifs assimilables à des actions. À ce stade, extraire un maximum de valeur n’est pas toujours l’objectif premier, car une structure de capital adaptée et sans endettement excessif est nécessaire pour assurer la croissance future de l’entreprise.
Compte tenu des aspects de sélection des opérations, de personnalisation et de gestion active qui sont davantage au cœur des investissements en dette privée que ce que l’on observe dans les marchés syndiqués, le risque de défaut et les capacités de recouvrement peuvent sensiblement différer d’un gérant à l’autre. De fait, l’expérience est un atout majeur dans les situations de restructuration, mais peu de créanciers privés ont l’expérience d’un cycle de marché complet. Avant la crise de 2008, moins de 100 fonds de dette privée étaient levés chaque année ; depuis 2015, ce sont plus de 200 fonds qui sont financés chaque année et les capitaux levés annuellement ont été multipliés par dix par rapport à la période d’avant la crise de 200816. Mais ce cycle ne ressemblera probablement pas au précédent, même pour ceux qui ont de l’expérience. En effet, le repli provoqué lors de la crise de 2008 s’est caractérisé par une chute rapide des valorisations et un désendettement généralisé, tandis que la combinaison actuelle d’une inflation et d’un coût du capital plus élevés mènera vraisemblablement à un cycle plus étiré en longueur. Quoi qu’il en soit, la capacité d’adaptation est une qualité essentielle qui s’acquiert avec le temps. Ainsi, en cas de récession, on pourra observer des disparités entre les gérants, en particulier entre les nouveaux venus et les prêteurs plus expérimentés qui pourront s’appuyer sur les connaissances acquises en travaillant sur des portefeuilles au cours de cycles antérieurs.
1LCD. Au 30 mars 2023.
2Le ratio de titres HY en difficulté est mesuré comme le pourcentage de prêts dont le spread est égal ou supérieur à L+1000. Le ratio de LL en difficulté est mesuré comme le pourcentage de loans dont le prix est inférieur à 80.
3Burgiss. Au 30 septembre 2022.
4Goldman Sachs Global Investment Research, au 3 février 2023.
5LCD. Au 30 mars 2023.
6S&P. Private Debt: A Lesser-Known Corner Of Finance Finds The Spotlight. Au 12 octobre 2021
7LCD Default Review. Au 30 mars 2023.
8LCD Default Review. Au 30 mars 2023.
9LCD 2020 Recovery Study. Au 31 décembre 2020. À titre d’illustration uniquement.
10LCD. Au 30 mars 2023.
11LCD. Au 30 mars 2023.
12KBRA. Au 31 décembre 2022.
13S&P. Private Debt: A Lesser-Known Corner Of Finance Finds The Spotlight. Au 12 octobre 2021
14LCD Recovery Study. Au 31 décembre 2020. À titre d’illustration uniquement.
15Alternative Credit Council. Financing the Economy. Au 22 novembre 2022.
16Preqin. Au 30 mars 2023.